lundi 21 janvier 2008

Sentier de lumière

j'ai dormi trois siècles sur un lit de rochers
j'ai vu des choses oubliées des hommes
j'ai mesuré la distance qui sépare le ciel de la terre
j'ai lu les lignes de la main j'ai rendu les oracles
une voix qui n'était pas la mienne a parlé par ma bouche
j'ai disparu dans une ville elle-même disparue
des cavaliers en armes ont envahi nos plaines
nous sommes restés dans l'attente d'autres barbares
la mer s'est retirée des portes de ma ville
je me suis concilié les fleuves de la terre
j'ai orné le jour du tatouage de mes rêves
mon visage a vu mon autre visage
je n'ai pas entendu la voix qui m'appelait
la main qui me cherchait ne m'a pas trouvée
je suis née plusieurs fois de chaque étoile
je suis morte autant de fois du soleil des jours
j'ai pris très tôt des bateaux pour nulle part
j'ai demandé une chambre dans la patrie des autres
je n'avais rien accompli avant nos adieux
j'ai habité le couchant le levant et l'espace du vent
j'étais cette étrangère qu'accompagnait le soir
deux fois étrangère entre nord et sud
j'ai gravé des oiseaux tristes sur des pierres grises
j'ai dessiné ces pierres et les ai habitées
j'ai construit des radeaux où il n'y avait pas d'océans
j'ai dressé des tentes où n'étaient nuls déserts
des caravanes m'ont conduite vers un rêve d'orient
mes calligraphies ont voyagé sur le dos des nuages
je me suis souvenue de la neige des amandiers
j'ai suivi la route aérienne des oiseaux
jusqu'au mont de la lune aux duvets des naissances
j'ai appris et oublié toutes les langues de la terre
j'ai fait un grand feu de toutes les patries
j'ai bu quelques soirs au flacon de l'oubli
j'ai cherché mon étoile dans le lit des étoiles
j'ai gardé ton amour au creux de ma paume
j'ai tissé un tapis avec la laine du souvenir
j'ai déplié le monde sous l'arche des commencements
j'ai pansé les plaies du crépuscule
j'ai mis en gerbes mes saisons pour les offrir à la vie
j'ai compté les arbres qui me séparent de toi
nous étions deux sur cette terre nous voilà seuls
j'ai serré une ceinture de mots autour de ma taille
j'ai recouvert d'un linceul l'illusion des miroirs
j'ai cultivé le silence comme une plante rare
lueur après lueur j'ai déchiffré la nuit
la mort un temps m'a courtisée
j'ai cherché dans le soleil la direction du soleil
je me suis couchée dans ma tombe et me suis relevée
je me suis égarée puis retrouvée d'une genèse à l'autre
je t'ai attendu sans t'attendre
jusqu'à ce que tu deviennes poème
j'ai mêlé la chair à l'argile et à la lumière
j'ai mêlé le souffle à ce qui était déjà souffle
j'ai habité la maison chaude de ta voix
j'ai fait naître les souvenirs avant qu'ils n'aient vécu
j'ai caché mon amour sous les pudeurs de l'ombre
je me suis demandé comment le dire avant de le dire
et pourquoi je ne le disais pas
j'ai dit qu'il était temps que j'aille vers toi
j'ai rampé jusqu'à tes lèvres sur un lit de ronces
j'ai cru que ce qui nous unissait
était ce qui nous ressemblait
je me suis cherché en toi un pays une langue
en m'éloignant du rêve je m'en suis approchée
j'ai noirci des pages avec la nuit du poème
l'oiseau noir du silence les froissait une à une
j'ignore encore quelle langue me parle et m'absout
j'ai pris un sentier de lumière qui mène à l'horizon
mon pays : un bouquet d'adieux cueillis au fil du temps
j'ai déroulé ses rives comme une natte d'alpha
j'ai trouvé un nom pour ce gui reste de l'enfance
pour fleurir entre tes bras
j'ai jeté les oranges du souvenir dans un puits
j'ai dessiné mon amour à la craie sur une muraille d'eau
rien ne demeure dans la mémoire des hommes
je marchais en moi et loin de moi
une ombre parfois épousait mon ombre
à chaque départ je tranchais un lien
libérais l'oiseau de feu des cendres de la mémoire
je marchais en toi et loin de toi
je me suis alliée à l'alphabet du sable
aux ondulations de la vague
à la paix qui clôt tes paupières
mon chant sera à l'image de cette paix
j'ai reconnu l'aube à l'aube dans son regard
j'ai voulu le jour à l'image de ceux que j'aime
j'ai apprêté la nuit pour la moisson du rêve
j'ai courtisé le visible j'ai étreint l'invisible
j'ai tout lu de la terre dans le grand livre de la terre
j'ai témoigné de l'éphémère et de l'éternité de l'instant
je me suis attardée au seuil de chaque seuil
nos morts appelaient de l'autre rive
les lignes de leur monde sillonnaient nos mains
l'écho de leurs voix s'épuisait dans la distance
les suicides du sang étaient autant de pierres
dans les remparts du temps
j'ai fait mes premiers pas dans le limon des fleuves
on m'a ensablée vive sous un amas de dunes
on a obstrué la caverne - que mon sommeil s'éternise
on a exilé mon corps à l'intérieur de mon corps
on a effacé mon nom de tous les registres
jusqu'aux épousailles des deux rives
j'ai porté en moi le vide comme la bouche d'un noyé
décembre a disparu derrière l'horizon
j'ai appelé - seul le silence était attentif
j'ai vu les siècles s'égarer jusqu'à nous
le grenadier refleurissait entre les stèles
ma ville changeait de maîtres comme de parure
ma terre : un nuage en marge du levant
pourquoi chercher un lieu quand nous sommes le lieu
mon ombre a gravi un long chemin jusqu'à moi
un jour je suis entrée dans la maison de la langue
j'ai niché deux oiseaux à la place du cœur
j'ai traversé le miroir du poème et il m'a traversée
je me suis fiée à l'éclair de la parole
j'ai déposé un amour insoumis dans le printemps des arbres
et délivré mes mains pour que s'envolent les colombes.

Amina Saïd

6 commentaires:

  1. Merci pour ce long poème de notre chère poétesse Amina.
    Mais j'avoue un faible pour ses formes brèves que je trouve plus forts question charge et impact poétiques...
    Merci du partage et excellente nuit !
    Photoeil

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  2. Oui, Photoeil, c'est vrai qu'il est un peu long ce poème, mais je l'aime tellement et j'ai tellement de bonheur à le lire que j'espère que mes visiteurs auront envie de le lire en entier eux aussi et l'apprécieront autant que je l'apprécie.
    Magnifique passage :
    un jour je suis entrée dans la maison de la langue
    j'ai niché deux oiseaux à la place du cœur
    j'ai traversé le miroir du poème et il m'a traversée
    je me suis fiée à l'éclair de la parole
    j'ai déposé un amour insoumis dans le printemps des arbres
    et délivré mes mains pour que s'envolent les colombes.

    Merci et bonne nuit à toi aussi Photoeil.

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  3. Pour prolonger ces vibrations poétiques avec Amina la tunisienne, queques extraits de ses poèmes :

    " L'homme mesure la distance
    entre le monde et lui
    dans le miroir qu'il soulève
    pour se donner un visage
    le monde ne le regarde pas ".

    ou

    " en tout lieu
    régnaient la nuit le rêve
    en sa première forme

    du ciel déraciné
    naquirent le soleil et la lune
    l'ombre la lumière
    et la sève
    et ce désir de créer
    entre feu et larmes

    le ciel déraciné
    nous pûmes toi et moi
    marcher sur la terre ".

    Amina Saïd, " Marcher sur la terre ", Ed. de la Différence, 1994.

    " signe brisé
    l'horizon à la foi
    de ruptures et de liens

    c'est un temps de gifles grises
    sans balance
    un temps de nuit sans royaumes
    et nous n'arrêtons plus de naître
    et renaître de nos fondations
    avec l'intuition d'un trajet

    je retire l'esquisse des mains
    un visage se dessine
    à lire entre deux âges
    les masques vis-à-vis
    paralysent l'envol
    je recommence

    je suis signe brisé
    c'est le tribut payé aux violences des terres
    l'image infidèle
    a troublé son histoire
    les gestes
    perdu leur sens du rituel
    le poème n'existe plus
    qu'en vertu de l'insaisissable
    en ce noyau se chiffre le mystère

    au loin l'escalier figurant les exils
    ouverts sur les perspectives
    de notre mort assurée
    comme un soleil dans une paume d'incandescence

    hibou figé qui regarde une sphère

    le symbole est au centre
    d'une constellation d'images ".

    Amina Saïd, " Stigmates d'absence ", extrait.

    " La douleur des seuils "

    " Il y a quelque chose en toi
    d'une lumière apaisante
    quelque chose
    comme un trésor de silence
    qui n'a pas de nom
    j'ai moi-même pour mémoire
    une infinité de jours et de nuits
    j'ai pour mémoire le silence
    mais le silence
    -ce qu'il laisse entendre -
    est-il un lien
    un seuil
    le lieu extrême de notre solitude

    dans la poussière
    toujours neuve
    d'une parole habitée
    nous avons tenté d'aller
    comme le soleil
    de l'autre côté de soi
    nous avons lutté
    pour conquérir notre être
    trouver le Lieu
    le meilleur des deux mondes
    exprimer l'indicible
    tel un arbre qui chante
    il nous faut désormais œuvrer
    à conquérir le néant ".

    Amina Saïd, " La douleur des seuils ", extrait.

    Fais des rêves poétiques!
    Too Banal

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  4. Quel beau cadeau tu me fais, Too banal ! Je suis infiniment touchée.
    Merci beaucoup pour ces extraits de poèmes d'Amina, ils sont magnifiques et le mot est faible.
    Oui, je vais faire des rêves poétiques, j'en suis persuadée.
    Encore MERCI et excellente nuit à toi aussi.

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  5. Comment ne pas être touché, comment ne pas souscrire à cette expérience qui, sous sa forme personnelle conduit comme tous les chemins de l'intime qui s'éclaire à "la voie vers la voie". C'est beau.

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  6. Merci de ta visite Kristo.
    A bientôt.

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Laissez moi des petits mots,
j'aime tant les lire... :-)

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FEMMES ET HOMMES

Femmes et hommes de la texture de la parole et du vent qui tissez des tissus de mots au bout de vos dents,
Ne vous laissez pas attacher,
ne permettez pas qu'on fasse sur vous des rêves impossibles...
On est en Amour avec vous tant que vous correspondez au rêve que l'on a fait sur vous,
alors le fleuve Amour coule tranquille,
les jours sont heureux sous les marronniers mauves,
Mais s'il vous arrive de ne plus être ce personnage qui marchait dans le rêve,
alors soufflent les vents contraires,
le bateau tangue, la voile se déchire,
on met les canots à la mer,
les mots d'Amour deviennent des mots-couteaux qu'on vous enfonce dans le coeur.
La personne qui hier vous chérissait vous hait aujourd'hui;
La personne qui avait une si belle oreille pour vous écouter pleurer et rire
ne peut plus supporter le son de votre voix.
Plus rien n'est négociable
On a jeté votre valise par la fenêtre,
Il pleut et vous remontez la rue dans votre pardessus noir,
Est-ce aimer que de vouloir que l'autre quitte sa propre route et son propre voyage?
Est-ce aimer que d'enfermer l'autre dans la prison de son propre rêve?

Femmes et hommes de la texture de la parole et du vent
Qui tissez des tissus de mots au bout de vos dents
ne vous laissez pas rêver par quelqu'un d'autre que vous même
Chacun a son chemin qu'il est seul parfois à comprendre.
Femmes et hommes de la texture de la parole et du vent,
Si nous pouvions être d'abord toutes et tous et avant tout et premièrement des amants de la vie,
alors nous ne serions plus ces éternels questionneurs,
Ces éternels mendiants qui perdent tant d'énergie
et tant de temps à attendre des autres des signes,
des baisers, de la reconnaissance
Si nous étions avant tout et premièrement des amants de la vie,
Tout nous serait cadeau
Nous ne serions jamais déçus
On ne peut se permettre de rêver que sur soi-même
Moi seul connais le chemin qui conduit au bout de mon chemin
Chacun est dans sa vie
et dans sa peau...
A chacun sa texture
son message et ses mots

Julos Beaucarne